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Soigner par le corps



Charlotte, 32 ans, est formatrice et intervenante en médiation corporelle auprès des établissements sociaux, médico-sociaux et de santé. Elle est aussi engagée pour promouvoir l'entreprenariat féminin et la force du collectif. Charlotte a été éducatrice spécialisée pendant 10 ans en protection de l’enfance et psychiatrie ado. Les propos suivant ont été rédigés spontanément par Charlotte à l’issu d’un entretien avec Hublot Social. Elle explique :


"Pendant le confinement, j’étais sur mon lieu de vie, une petite péniche. Un confinement sur l’eau. Dans un petit espace, avec des possibilités de déplacements très limités comme la plupart des personnes. C’est cette forte contrainte physique qui m’a été le plus difficile à vivre.


J’ai continué à bosser, à rester en contact avec les établissements en tentant de mieux comprendre ce qu’ils pouvaient traverser et leurs besoins. J’ai aménagé plusieurs de mes formations pour les réaliser à distance. Ca a été pas mal de stress au début, il a fallu que je revoie tous mes objectifs de travail en tant qu’indépendante, des décisions d’orientation à prendre seule. Au final, ça m’a ramenée à davantage diriger mon action vers mon cœur de métier : l’approche corporelle et la transmission. Je suis investie dans plusieurs réseaux d’indépendants, ces collectifs ont été une grande force.


Au début du confinement, j’ai beaucoup-beaucoup travaillé. Toute mon organisation de travail, de calendrier était à revoir. Des choses que je ne pourrais pas faire pendant longtemps, que je pourrais refaire mais sans savoir quand… ça m’a beaucoup occupé l’esprit. Et puis j’ai senti un trop d’investissement lié à un stress d’un changement brutal. Alors j’ai ralenti. J’ai recentré mes actions et pris des décisions d’orientations de travail. J’ai raccourci mon temps de travail, pratiqué la méditation, écouté de la philosophie, dessiné."




 


I. L’expression corporelle pour soigner


"Depuis que je suis petite, je pratique l’expression corporelle. En danse, beaucoup, puis en théâtre. Puis massage, yoga. Très vite, j’ai senti comment l’expression artistique, et plus particulièrement l’expression corporelle pouvait être soignante. Comment elle nous permet de transformer quelque chose de soi, de moduler une matière, celle de notre corps et de nous permettre d’ouvrir nos perceptions sur nous-mêmes, mais aussi dans notre lien avec les autres.


Je voulais être art thérapeute, plutôt danse thérapeute. Mais j’étais jeune, ne pas avoir de diplôme reconnu ça inquiétait mes parents. J’ai fait un DEUG de psycho’, et puis je suis rentrée en école d’éduc. C’était pas prévu, j’avais passé un concours juste pour voir. C’est le boulot qui me semblait à cette époque le plus ressemblant pour me permettre d’être à la fois dans le quotidien et d’utiliser des médiations, des ateliers, des supports. Alors après mon diplôme, je suis partie travailler dans des fermes thérapeutiques pour aller voir d’autres approches ; j’ai aussi repris ma licence 3 par correspondance. Et puis je suis partie voyager à pied. Ça a été une sacrée expérience corporelle pour le coup. L’itinérance, le dehors au quotidien, le peu de choses, le partir sans laisser de traces, la sensation de vivre une espèce de vie parallèle dans un référentiel tellement différent."




 



II. Hôpitaux psychiatriques : des corps contraints et enfermés


"J’ai commencé à bosser en hôpital psychiatrique pour ados. Moi qui étais un peu à fond dans les mouvements de la psychothérapie institutionnelle, Fernand Oury… je me suis retrouvée dans un hôpital psy avec tout ce qu’il a… d’un hôpital psy. Mais j’ai voulu y rester, parce que j’ai voulu comprendre comment fonctionne le système, d’où ça vient tout ça. C’est un milieu très fermé, très entre-soi, très hermétique. Il y a un très long passé institutionnel derrière, c’est lourd. Les corps sont contraints et enfermés. On ne laisse pas la place à la manifestation. Nous, enfermés là, on deviendrait dingues !


Il y avait des collègues pourtant hyper-investis, voulant être dans la clinique, engagés auprès des gamins. Mais ça ne suffit pas quand l’institution pèse. C’est extrêmement difficile de faire bouger un système. On retrouve ce qu’on retrouve dans les familles qu’on accompagne : ça déconne, mais ça tient autour de ce qui déconne. Il y a quelque chose d’enkysté, de mortifère aussi.


Déjà là je faisais des ateliers de médiation corporelle avec les ados. Ils ont des corps tellement malmenés, maltraités, abandonnés, oubliés, qui hurlent des blessures, des non-dits, des traumas... Dans la violence, dans la prise de toxiques, dans les scarifications, dans les mises en danger… Il faut les écouter ces corps, il faut leur laisser la place d’exprimer ces manifestations ! C’était et c’est toujours ma conviction en fait.


Après j’ai bossé dans une dizaine de services de protection de l’enfance en Ille-et-Vilaine surtout. Comme une petite araignée, j’ai tissé ma pratique dans cette itinérance là aussi. Je me suis formée au massage, je suis partie plusieurs fois en Asie. J’avais envie de revenir davantage au corps."



 


III. De l’écoeurement à la création de nouveaux outils


"C’est devenu vraiment compliqué d’être éduc' pour moi. Pas pour les gamins, ou les familles, oui ils sont abîmés, c’est dur ; mais le plus dur c’est de bosser pour une institution qui ne prend pas soin de ses soignants. Qui a une organisation pyramidale où les décisions sont seulement descendantes, où c’est hyper-hiérarchisé. La maltraitance institutionnelle, je l’ai observée, vécue. J’ai mis longtemps à partir, à renoncer à ce que je croyais, j’étais écoeurée. Mais je me suis dis que je pouvais quitter le navire et monter ma propre embarcation, en restant sur la même mer…


Alors j’ai commencé comme indépendante. J’ai fait une coupure en construisant une caravane-massage, j’allais dans les événements culturels avec. Je voulais faire du massage une pratique populaire, réouvrir du contact, du toucher bienveillant. Et puis en même temps, je suis revenue dans les structures avec cet outil de la médiation corporelle que j’avais construit au fil du temps. Et puis j’ai vu autrement le fonctionnement du système, la souffrance aussi des équipes et comment certaines sont aussi de vraies pépites. J’ai réalisé que souvent les pros sont en fait désemparés face à ces questions du corps, de la violence, de la sexualité. Et que dans leur propre corps, de ce que ça génère ce boulot, il n’y a pas de place pour ça. C’est un champ du langage parlé, trop je crois, et on en oublie cette entité qui est notre corps, qui est notre matière première, qui est ce avec quoi on arrive au monde, on se forme, transforme, et ce avec quoi on est avec l’autre avant tout.


Dans les écoles on a délaissé les pratiques de ce type pour rentrer dans du fonctionnel, logistique, technique. Un éduc qui n’a pas de conscience de ses propres processus corporels qui va aller travailler avec un psychotique qui vit dans un corps qui strictement ne ressent pas la limite, ça n’a aucun sens. Un assistant social qui n’a pas travaillé ce qu’implique la construction de l’espace physique d’un bureau, d’un regard et d’une poignée de main et de toute la charge émotionnelle que cela peut engendrer, et qui va accueillir une famille pour leur annoncer une décision de placement, ça n’a aucun sens. Et quand je dis « travailler à », ou « prendre conscience », je ne parle pas dans les livres, je parle de se mettre en mouvement soi-même physiquement, bousculer tables et chaises et rentrer au contact les uns des autres avec nos corps pour mesurer un peu tout ce que peut impliquer l’accompagnement social. On accompagne, on est à côté, on travaille avec notre corps, c’est le travail d’un corps à côté d’un autre corps, et c’est fondamental de revenir à ça pour retrouver une pratique humaniste."


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