Une pause confinée pour se (re)lancer
Margaux est une jeune femme de 19 ans qui vit à Gnousang, une petite ville de 45 000 habitants, suivie par l'Aide Sociale à l'Enfance. Placée depuis l'âge de 13 ans, Margaux a vécu cinq années dans différents foyers avant d'être majeure et d'être suivie sur l'extérieur. Le passage (civil) à l'âge adulte constitue un temps fort dans le parcours des enfants placé·e·s : entre ruptures et continuités, entre accélération et arrêt, les jeunes voient leur quotidien considérablement changer. C'est le cas pour Margaux :
Hublot Social : Tu étais où avant le confinement ? Et maintenant ?
Margaux : Bah, j’étais à l’hôtel, chez moi. Et je faisais pas grand chose. J’étais à l’hôtel parce qu’avant j’étais placée en foyer et maintenant on cherche un appart', mais c’est galère. Du coup, mon référent ASE passait une fois par semaine ou toutes les deux semaines, 'fin ça dépendait de mes besoins, et là je le vois plus du tout. J’ai dû quitter le foyer pour aller à l’hôtel parce que je devenais trop grande. 'Fin j’suis devenue majeure quoi. Donc fallait que je parte, même si j’voulais pas trop. C’était compliqué quoi. Et en ce moment, j’suis chez ma mère.
Hublot Social : Et c’était comment à l’hôtel ?
Margaux : Euh, bah, au début c’était dur. Puis après j’me suis habituée. C’était chez moi quoi. C’était ma maison. C'était dur parce que j’étais solo. Fin j’avais mes potes, mais j’avais plus les éducs au quotidien quoi.
I. Confinement et projet personnalisé : l'autonomie-surplace
Malgré le prolongement du suivi par un Contrat Jeune Majeure, « son projet » semblait être au point mort avant le confinement :
Hublot Social : Tu étais où quand le confinement a été annoncé ?
Margaux : J’étais à Templan [une ville située à proximité de Gnousang] avec mes amis, on regardait la télé et on a décidé d’aller se confiner tous ensemble là-bas. Après j’ai fait des allers-retours entre là-bas et chez moi, chez ma mère. 'Fin je faisais des va-et-vient jusqu’à ce que ça devienne vraiment sérieux et qu’il y ait le Covid-19 dans mon hôtel. Et là, bah je suis venue habiter chez ma mère depuis bientôt deux mois. En fait, en plus le Conseil Départemental ils voulaient plus payer l’hôtel, parce que j’y étais pas toutes les nuits du coup ils voulaient que je vire toutes mes affaires de la chambre chaque nuit où je dormais pas là-bas, pour que l’hôtel puisse louer à quelqu’un d’autre. Du coup, j’ai dû aller chez ma mère. L’hôtel c’était galère parce que j’avais que 90 euros par mois pour vivre, manger et tout et sans frigo. Mais voilà, du jour au lendemain j’avais plus personne.
Hublot Social : Et avant le confinement, comment se passaient tes journées ?
Margaux : Euh… Je… Honnêtement ? Euh, je passais ma vie à bédave. Je fumais du matin au soir. Mes potes venaient, je fumais du matin au soir. Je me couchais défoncée. J’allais à mes rendez-vous, mais défoncée. J’étais tout le temps défoncée. Donc au final, je faisais rien de ma vie non plus. J’étais confinée en fait [rire] j’suis confinée depuis toujours plus ou moins. Dans le sens où, j’sais pas genre, ma vie elle a aucun sens pour le moment tu vois. Avant ou après le confinement, elle a aucun sens. Enfin, avant ou pendant le confinement elle a aucun sens. Pour l’instant.
Dans « le rien », comme disent les professionnel·le·s, Margaux s'était constituée un quotidien éloigné des contrariétés : sociabilités amicales, rythme de vie décalée, bédave (terme très courant, tiré du romani, pour désigner l'action de fumer un « joint »)... Avant d'être progressivement esseulée, au point de devoir retourner chez sa mère :
Margaux : Finalement ça me change pas beaucoup d’être chez ma mère. Genre, je compte pas y rester de toute façon. C’est pas chez moi, je lui ai déjà dit plein de fois. Je me sens SDF tu vois. Chez elle c’est pas ma maison, j’habite pas ici. Je me sens SDF de ouf en vrai. Genre, si ma mère perd sa baraque, je perds la baraque avec t'sais. En mode, tu vois quand je revenais chez ma mère pendant le début du confinement quand j’étais à l’hôtel, si j’en avais marre je pouvais me barrer chez moi. Là ce matin j’ai pété un plomb, j’ai pas pu rentrer chez moi tu vois genre j’étais obligée de rester ici. Donc je me sens SDF entre autres, dans le sens où je peux pas me réfugier dans mon coin à moi.
II. Insertion sociale et confinement : prendre la pause
Alors qu'on pouvait penser que le quotidien de Margaux, certes décalé, était déjà à l'arrêt, le confinement a constitué une pause « réflexive », qui l'a amenée à se recentrer sur elle :
Hublot Social : Ça t’a fait quoi d’apprendre le confinement ?
Margaux : Au début, je t’avoue que vu que ma meilleure pote est encore scolarisée, c’était encore tout bénéf’ pour moi. Elle avait plus cours, donc on était ensemble toute la journée. Mais après c'est devenu archi-sérieux. Au final, le confinement je le vis bien et mal. On est confinés, on a rien à faire, on est chez nous. On pense à des choses auxquelles on aurait pas forcément pensé sans confinement. Genre, je me serais jamais autant concentrée sur moi en dehors du confinement. Je me suis mise à faire du sport. Genre je me suis réveillée à 11 heures. Et de 11 heures 30 à 13 heures 30 j’ai fait du sport. Bon, avec beaucoup de pauses je t’avoue [rires] ! Beaucoup-beaucoup de pauses ! Mais tu vois j’ai passé deux heures à me dire “faut que j’me motive, faut que j’me motive”. Le soir, je vais courir, tu vois parce que j’ai que ça à faire. Je passe ma vie à faire du sport en ce moment. C’est pas une vie de faire ça toute la vie. Mais j’en tire du bénéfice. Tu vois genre aujourd’hui j’ai la flemme mais je sais que je vais le faire après notre appel, parce que sinon je vais passer mon après-midi à grignoter.
Outre la réorganisation de son temps libre, notamment avec la pratique sportive, Margaux s'est réinscrite dans une nouvelle dynamique au domicile de sa mère, basée sur sa participation à la vie quotidienne et sur une meilleure relation avec celle-ci :
Margaux : Depuis le confinement je parle davantage à ma mère. Genre on mange, on parle pas forcément, mais après y’a la pause clope. Tu vois, la pause clope c’est sacré. Si j’y vais pas c’est que vraiment j’suis fatiguée. Soit elle me raconte sa vie, soit on est dans le silence. Mais le silence veut tout dire. Y’a des choses, on se dit pas mais on sait. Mais voilà, avec ça au moins on discute. Alors qu’avant le confinement quand je venais le samedi soir, bah on s’parlait pas. Je venais juste pour me reposer, manger un bon p’tit plat et repartir le lendemain quoi. Alors que là c’est le quotidien. Tu vois, là j’entends qu’elle fait le lave-vaisselle, mais je sais que demain je vais m’en occuper quoi. C’est une autre vie.
De façon paradoxale, Margaux a progressé vers une autonomie matérielle durant le confinement. Forte d'un recentrement sur soi, la jeune femme a pris conscience des tâches, souvent invisibilisées, qui structurent la vie sociale de référence. À croire que cette pause l'a aidé à comprendre ce qu'est l'autonomie :
Margaux : [à propos d'une éventuelle projection après le confinement] Bah après c’est tout une autre vie, j’sais pas c’est autre chose. Je me suis beaucoup plainte sur le fait que “ouais, j’ai ça à faire, j’ai ça à faire, j’ai trop de choses à faire dans ma journée, j’peux pas m’en sortir…”. Euh, j’ai même pas 20 ans on dirait que j’ai 40 ans ! T’sais, aller à Pôle Emploi, aller travailler, aller faire ses courses, gérer son budget [rires]... Eh c’est bon ! Stop maintenant [rires] ! Je galère... 'Fin bref, avec le confinement j’ai totalement arrêté de bédave. J’ai arrêté d’acheter, et en fait genre j’en ai plus besoin. Je fais quelque chose de mes journées, plus ou moins tu vois. Genre j’ai rien à faire, mais j’ai quelque chose à faire. C’est le rien à faire que j’ai à faire. Genre par exemple là tu vois, j’suis dans mon lit, y’a rien à faire, mais si je veux trouver quelque chose à faire je peux. Genre faire mon lit, aller vider les poubelles, ranger ma chambre, passer le balais, sortir le chien, mettre le linge à sécher, plier le linge. Comme j’te dis, un quotidien de 40 ans. Et tu vois, avant le confinement, j’pensais pas à faire tout ça. Genre avant, j’me disais "y’a mon lit à faire, mais je re-dors dedans ce soir de toute façon”.
III. Se faire comprendre : « MON projet, MES besoins »
Sujet d'une actualité encore très sensible, le témoignage de Margaux montre avec force l'enjeu du devenir des enfants placé·e·s et de leur accompagnement, notamment dans ses dimensions temporelle et morale :
Hublot Social : Comment tu vois l’après-confinement ?
Margaux : J’aurais peut-être mon appart'. Mon objectif c’est d’avoir mon appart' ! J’ai des rendez-vous programmés à Pôle Emploi, faut que je visite l’appart', que j’aille voir mon référent du Conseil Départemental, tout ça. […] Pour moi le confinement, c’est une chance de se remettre en question tu vois. Genre “Avant le confinement, qu’est-ce que tu faisais ? Et maintenant qu’est-ce que tu fais ? Et demain, qu’est-ce que tu veux faire ? Est-ce que demain j’ai envie de continuer à faire mon lit ? À vider le lave-vaisselle avec ma mère ? Ou est-ce que j’ai envie de gagner mon pain ?” Bien sûr que j’ai envie de travailler, bien sûr que j’ai envie de gagner ma vie !
Hublot Social : Est-ce qu’il y aurait un message que t’as envie de faire passer ?
Margaux : Euh… Faites mieux qu’hier et encore mieux demain. C’est tout ce que je pense. On peut toujours faire mieux. Et puis un autre truc en fait. Pour les éduc' de foyers. Je trouve qu’ils prennent pas assez la parole des jeunes en compte sur le moment. Faut toujours insister. Faut toujours dire “Non, je ne veux pas, j’veux plutôt ça, on pourrait essayer ça et si ça marche pas pourquoi ne pas se rétracter sur ça… Mais j’veux absolument pas ça parce que c’est pas quelque chose qui pourrait me convenir”. Faut toujours faire des pieds et des mains parce que dans leur tête, c’est ce qui est le mieux pour nous. Sauf que nous, c’est pas ce qu’on veut. Et à la fin, on a toujours à peu près ce qu’on a voulu… Mais avec des mauvais souvenirs du coup. Que ce soit dans un foyer, à l’Aide Sociale à l'Enfance ou n’importe où quand il s’agit de la protection d’une personne, ça serait mieux qu’on écoute la personne. En fait j’vois pas pourquoi une personne professionnelle qui aide une personne qui est en difficulté aurait le droit d’imposer quelque chose à la personne qui demande de l’aide… C’est pas vraiment de l’aide si on lui impose. C’est la personne professionnelle qui décide du futur de la personne en difficulté et qui décide de notre vie… Jusqu’à ce que nous on décide de partir. Et c’est pas quelque chose de bien de décider à la place des autres, c’est ce que je pense.
Après quand les gens qui travaillent dans un foyer prennent une décision pour un ou plusieurs jeunes et qu’au final le chef de service est pas d’accord mais qu’on fait quand même comme il veut. Alors qu’il est pas là au quotidien et voit jamais les jeunes, j’trouve que c’est pas forcément toujours adapté. En fait c’est comme ce que je disais tout à l’heure. Les éducs prennent en compte ce qui leur semble bon. Mais nous, on a beau dire… Ils nous disent “Non, ça c’est bon pour toi, t’as tort, t’as tort, t’as tort” et quand on leur prouve qu’on a raison, quand on pète les plombs et qu’on est vraiment au bout du rouleau, c’est que là qu’ils comprennent. Mais le mal il est fait. Du coup, on doit les écouter, genre c’est eux qui ont l’autorité, mais voilà quoi.
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